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du 15 au 18 Septembre 2004 Ecole Normale Supérieure 48 Bd Jourdan 75014 PARIS |
Résumés des communications
Comment faire de l’ethnographie quand on n’aime pas "ses" indigènes ?
Le problème de la "juste distance" est inhérent à toute enquête ethnographique. Néanmoins, cette question se pose de manière accrue quand l’ethnologue part "sur le terrain" sachant que les personnes avec lesquelles il va travailler par "observation participante" représentent politiquement tout ce qu’il déteste. Certes, les relations avec les enquêtés peuvent être difficiles même quand l’ethnologue part sans a priori, voire avec un a priori positif. Mais, quand on décide, comme je l’ai fait pour mon terrain de thèse, de mener une enquête auprès des militants d’un parti ouvertement xénophobe, la Ligue du Nord (Italie), on sait avant même de commencer le terrain qu’il sera difficile de trouver la " juste distance ". L’ethnographie, d’ailleurs, ne semble pas avoir été conçue pour ce genre de situations. Privilégiant les études portant sur les sociétés anciennement colonisées et les groupes " dominés ", les ethnologues sont souvent animés d’une volonté de réhabilitation des sociétés qu’ils étudient. D’une certaine manière, faire du terrain revient à rendre justice, à voire réhabiliter des pratiques ignorées, mal comprises ou méprisées. Nous voyons à quel point il est problématique d’appliquer ceci à mon sujet. Les historiens ont d’avantage réfléchi que les ethnologues et les sociologues aux questions soulevées par les objets de recherche politiquement " détestables ", notamment à propos du nazisme et de la Shoah. Néanmoins, toutes proportions gardées, l’ethnographe est confronté à une difficulté que l’historien, généralement, ne connaît pas. Si l’historien travaille surtout par archives, l’ethnologue, pour obtenir des informations, doit payer de sa personne, s’engager dans des relations intellectuelles, affectives et morales avec ses interlocuteurs. Or, comment nouer ce genre de relations avec des individus qui représentent tout ce qui politiquement vous révolte le plus ?
Dans le cas de mon terrain, cette question s’est ultérieurement compliquée du fait que les enquêtés, eux, " m’aimaient " beaucoup ! En effet, dès les premiers contacts, quand j’ai déclaré être ethnologue, les militants légistes m’ont identifié comme une alliée naturelle. Se battant pour l’indépendance de l’Italie septentrionale, rebaptisée Padanie, au nom d’une " culture padane " que personne, en dehors du parti, ne revendique, les léguistes manquent cruellement de légitimité dans le champ politique italien. Percevant les ethnologues comme les chantres de la " différence culturelle " et des " traditions " (ce qu’ils ont trop souvent été), les léguistes ont pensé que je comprenais leur cause et pouvais la servir.
Il me semble alors que les deux questions soulevées ici (comment enquêter sur " l’autre répugnant ", notamment politiquement répugnant et comment analyser l’alliance " naturelle " qui semble exister entre l’anthropologie et les mouvements identitaires, y compris de droite) gagnent à être analysées conjointement.
Pratiques de l’ethnographie sur le territoire du musée : production de valeurs et production de savoirs autour des objets de collection.
En France, les écomusées se sont définis en grande partie contre le concept classique du musée-conservatoire d’objets, voire comme des " musées sans collections ". Ils ont adopté une démarche opposée à un travail de thésaurisation non raisonnée, mais se sont efforcés d’intégrer les objets collectés à des problématiques appuyées sur les sciences humaines et sociales, principalement sur l’ethnographie.
Le travail d’un écomusée sur son territoire et sur les objets qui en composent la texture matérielle ne saurait se satisfaire de considérer les artefacts exclusivement comme des outils et/ou des témoins d’un passé révolu en négligeant les effets de son propre travail didactique sur les rapports que les habitants entretiennent avec ces objets. Il existe de multiples échanges, en tous sens, entre le musée, ses visiteurs, la population du territoire qu’il étudie, les collectionneurs et les marchands, toutes ces catégories étant non exclusives, non étanches. S’intéresser aux parcours biographiques singuliers des choses donne accès à la constitution de leurs statuts d’objets de patrimoine et permet, sur la durée, de saisir ces effets.
A partir de l’exemple de l’écomusée du Creusot-Montceau (Saône-et-Loire ; France), présent sur le même territoire depuis 30 ans, mais aussi en considérant d’autres expériences, je propose une réflexion sur la façon dont une institution culturelle s’approprie progressivement un patrimoine en le construisant symboliquement, et sur le rôle de l’ethnologue dans ce processus. Comment étudier les objets collectés et conservés sans un effort constant de réflexivité sur la polysémie de leur valeur ? Comment traiter de la valeur créée par le travail même du musée et de l’ethnologue, des échanges entre production de savoir et valorisation ? Je m’appuierai pour cela sur un ensemble de situations rencontrées sur le terrain, qui montrent que l’appropriation d’objets de patrimoine par un musée de société ne se limite pas à une accumulation destinées à enrichir ses collections, mais consiste également à faire s’approprier par un collectif une histoire matérialisée par des objets singuliers.
Quand l’ethnographie sert. L’utilité mise à l’épreuve et quelques avantages de la manipulation
Certains arguments contre l’ethnologie des modèles se fondent sur la nécessité de comprendre les dynamiques sociales dans leur mouvement. Cette mise en abîme bouscule non seulement l’appareil conceptuel de la discipline, mais aussi — et peut-être surtout — la pratique ethnographique elle-même. Puisqu’il ne s’agit plus de circonscrire les relations sociales à l’intérieur d’une mécanique explicative et prévisible, quels sont les outils d’observation adéquats pour saisir ces relations en cours de leur propre élaboration. Le présent exposé se propose de participer au débat à partir de la question suivante : faire partie de l’action — dans la mesure où terme " action " définit ce mouvement — est-il un bon moyen d’en faire l’ethnographie ? Le cas discuté défend que : 1) l’ethnographie peut trouver une place particulière dans la situation observée, 2) ce qui lui permet de se forger une aptitude spécifique pour cerner la dynamique à laquelle elle se confronte. En se soumettant elle-même aux affres des situations qu’elle regarde, l’ethnographie trouve un point d’observation décalé.
Cet exposé se fonde sur une expérience de terrain où le travail ethnographique était investit d’une mission efficace. L’ethnologue était employé comme " expert ethnographe " pour une association chargée de promouvoir " l’utilisation durable des ressources naturelles ", au nord du Balôchistan (Pakistan). Suivant des termes vagues, il devait non seulement comprendre les implications de ce programme sur la population concernées, mais surtout formuler des recommandations capables d’en améliorer le fonctionnement.
Que l’ethnographie serve et elle sera, immanquablement, réappropriée par des acteurs autres que le producteur initial, indépendamment de sa volonté ou de son contrôle. La réappropriation peut se faire par d’autres expertises — économiques, historiques, administratives, etc. — mais aussi par ceux-là même qui ont rendue l’ethnographie possible : les observés. Aussi ténue soit la limite entre réappropriation et manipulation, c’est dans ce processus (en dehors de l’analyse ou de la réflexion) que l’on reconnaît les qualités spécifiques de cette ethnographie. Il y a un effet ethnographique contenu dans la nature de ce qu’elle produit ou induit, en terme de relations. L’ethnographie non seulement découvre des modes de relations, mais elle agit sur eux. La valeur analytique de ce " effet " tient essentiellement au jeu de miroir qu’il opère. Si l’ethnographie joue un rôle dans l’action, la pertinence de ce qui est compris à travers elle est constamment mis à l’épreuve.
Dans une telle situation néanmoins, quelques paradoxes pèsent leur poids. Par exemple, comment opérer une distinction entre l’adaptation à une situation, la transformation de celle-ci, son analyse et la conciliation des trois ? Si l’ethnographe a pour mission de comprendre une situation afin de la changer, en quoi son ethnographie diffère-t-elle de celle qui prévalait à l’époque coloniale ? Plus largement, quel est le statut du savoir ethnographique lui-même ? Ou encore : que montrent les acteurs lorsqu’il savent le but avéré du travail ethnographique ?
Une ethnographie peut-elle être "longitudinale" ? A propos d'un retour sur le terrain en prison.
Dix ans après une première enquête, le retour à une prison a permis de cerner, entre autres changements, une mutation de fond qui invite à réviser certaines prémisses ayant orienté l'approche de ce type d'institutions. Si le retour au terrain a en soi rendu plus perceptible la nature de cette transformation, il a été néanmoins nécessaire de renoncer à prolonger l'enquête précédente selon le modèle longitudinal d'un re-study : il ne s'agissait pas de nourrir les questions antérieures avec de nouveaux éléments de réponse, mais de formuler de nouvelles questions, afin de ne pas risquer de fausser l'historicité même de ce contexte. Conjuguer le présent et le passé, y compris le cheminement du chercheur et les logiques de son implication dans le terrain, devient alors un exercice comparatif avec un autre ordre de potentialités analytiques et métodologiques.
(Institut für Europäische Ethnologie, Humboldt-Universität zu Berlin)
Dans la marge: l’autorité ethnographique vis à vis de terrains de recherche complexes
Dans cette contribution deux observations seront reliées — l’une relative à la recherche de terrain, l’autre basée sur la littérature secondaire — concernant la construction de l’autorité ethnographique:
1. Lors de ma recherche ethnographique dans un complexe immobilier précaire à Berlin, je trace un trait dans mon carnet de note séparant les " hard datas " dont j’établis le protocole des commentaires à mes observations. Bien que celles ci doivent être masquées aux " yeux " du terrain, personne ne semble gêné du procédé.
Ce procédé rend surtout manifeste le statut de la connaissance ethnographique dans de terrain de recherche. Ici il s’agit d’un terrain qui peut être considéré comme " at home" ce qui veut dire surtout — familier. L’ethnologue est alors confrontée à des acteurs qui sont habitués à la présence de recherche scientifique, voire même qui disposent eux-mêmes de connaissances scientifiques. Le regard ethnographique alors " exotise " surtout le " même " dans un terrain social complexe.
2. J’aimerais évoquer deux travaux, qui de manière originale tentent d’exposer la construction de l’autorité ethnographique, et, par cette déconstruction-même, de la dépasser sans jamais perdre de vue le terrain et la perspective de recherche. Ces deux travaux s’organisent par auto-commentaire :La monographie d’Annemarie Molls qui juxtapose à son texte d’observations ethnographiques, sous une ligne de séparation, un second texte où elle réflète la littérature secondaire et les techniques de recherche. Et "l’ethnographie fictionnelle " de Sally et Richard Price qui travaillent avec des séries d’illustrations posées à la partie inférieure de la page , d’où elles révèlent le secret de l’histoire racontée.
Au delà de ces proximités phénoménologiques entre procédés de commentaires ethnographiques, j’aimerais tirer une conséquence en forme de thèse :
Les ethnographies peuvent éclairer la position du chercheur et les procédés de la construction d’autorité. Elles donnent cependant une image superficielle si elles ne poursuivent pas cette analyse par celle du terrain même. Le savoir et les procédés ethnographiques n’ont pas seulement connu un accroissement d’intérêt dans les autres disciplines. Ils obtiennent aussi une reconnaissance de la part d’autres branches professionnelles ou sociales. Ainsi le groupe d’action à Berlin qui m’accueille - moi et d’autres chercheurs — en son sein, espère de cette perspective " qualitative " sur ses pratiques culturelles un bénéfice. Une espèce de capital dont la nature reste encore à déterminer, ainsi que les terrains sociaux dans lesquels cette thèse se confirme. Un second niveau d’analyse serait la prise en compte des conséquences sur les formes de publication, de cette reconnaissance et attente de la part du terrain. Si l’on tire, encore une fois, un trait pour un bilan provisoire, mon enquête de terrain actuelle montre que l’ethnographie fait partie de terrains sociaux scientifiquement imprégnés. Ici elle doit à chaque fois négocier son autorité — ce qui constitue une partie de la construction quotidienne du terrain.
Le sexe et l'âge de l'ethnographe :éclairants pour l'enquêté, contraignants pour l'enquêteur
Quand elle est irréductible à une situation sociale ordinaire comme dans le cas de l'observation participante incognito , la relation d'enquête ethnographique passant par une interaction entre enquêteur et enquêté (entretien, présence longue sur le terrain…) déclenche des mécanismes cognitifs chez l'enquêté qui cherche à lui donner un sens. En effet, l'indétermination qui entoure cet étrange interlocuteur et la relation qu'il a avec lui est toujours perçue par l'enquêté comme gênante sinon pénible. En prenant des exemples dans une recherche collective par entretiens et par observation directe sur terrain urbain, je propose de revenir sur la place qu'occupent le sexe et l'âge parmi les rares informations dont dispose immédiatement l'enquêté pour "calculer" l'équation personnelle de l'enquêteur et pour ajuster et réajuster son discours ou son comportement à la requête de celui-ci. Cette place dépend pour partie de l'objet de l'enquête, faisant plus ou moins écho à la division par sexe ou par âge de telle ou telle fraction étudiée du monde social. Mais, plus largement, on peut voir dans l'attention portée par l'enquêté au sexe et à l'âge de l'enquêteur des indices d'une attention portée au classement social de celui-ci, dont l'énoncé du titre professionnel, quelle qu'en soit la formulation, ne suffit à régler totalement la question pour l'enquêté.
De là, deux conclusions en vue : d'une part, des suggestions quant à l'interprétation de la relation d'enquête comme rapport social de sexe, d'âge et de classe, dont on pense que l'entrée en cohérence avec l'interprétation globale de la vision du monde qu'aurait l'enquêté est un gage de validité pour cette interprétation globale, et d'autre part, quelques éléments pour une histoire sociale des sciences sociales rendant justice aux contraintes que constituent le sexe et l'âge du chercheur qui tient à être enquêteur, dans le choix de ses objets d'étude et des modes d'investigation qu'il peut leur appliquer.
Ethnography at the interface: engaging with translocal organizations
Doing fieldwork in and among translocal organizations in the global economy invites a number of methodological challenges. Especially so, when the theoretical question involves looking into the kinds of relationships and constellations that are formed between organizations as part of an attempt to engage in what is commonly referred to as ‘corporate social responsibility’. The paper discusses the challenges of studying organizations and other actors engaged in ‘corporate social responsibility’ by doing ethnography in and among translocal organizations, with a particular focus on the problems associated with fields that are discontinuous in both time and space. To begin with, it is not easy to determine where the field starts and where it ends. The organizations involved are often dispersed across national boundaries, and the actors tend to be highly mobile. The analytical field seems to appear in a number of different localities, only to evaporate again as easily at it emerged. The field of corporate social responsibility, it seems, is ‘here, there, and everywhere’ (cf Hannerz, 2003).
For the anthropologist, this is much frustrating as it is positively challenging. Some degree of continuity begins to appear as one lets go of the idea to identify the field in space, and instead sets out to study culture by exploring linkages and connections between a variety of sites, people, and ideas (cf Marcus 1998). The field of ‘corporate social responsibility’ may be studied by the anthropologist positing herself at the crossroads or interfaces of such linkages and connections.
While this methodological stance enables us to track processes of meaning-making that may be translocal, it also invites questions regarding the ‘thickness’ and density of ethnography in practice. It also invites questions regarding the use of and reliance on other methods, such as reports by state agencies, consultancies or other agencies. Not least, it makes vital a critical discussion of the use and value of corporate documents and reports, as well as journalistic texts, on the topic.
Monographies de famille et enquêtes statistiques : peut-on combiner ethnographie et données quantitatives ?
Il s’agira au cours de cette présentation de donner un exemple des difficultés que l’on rencontre lorsqu’on s’appuie sur un travail ethnographique pour aborder l’analyse de données quantitatives préexistantes. L’exposé reposera sur un travail de thèse en cours portant sur la façon dont des logiques familiales collectives peuvent influer sur les décisions prises par les particuliers en matière d’immobilier dans la France contemporaine. Ce travail a d’abord consisté en la constitution de monographies de famille : il s’agit de restituer les trajectoires immobilières (c’est-à-dire résidentielles et patrimoniales) des divers membres d’une même parentèle et la façon dont celles-ci portent l’empreinte de logiques familiales collectives (logiques de production — domestique notamment — et de reproduction), en accumulant les points de vue des différents membres de cette parentèle ainsi que des observations et quelques archives. L’élaboration de ces monographies de famille permet ainsi de faire un certain nombre d’hypothèses sur la façon dont les jeux d’appartenances familiales dans lesquels sont pris les individus peuvent peser sur leurs trajectoires immobilières. Il est alors tentant de s’appuyer sur ces résultats issus de l’enquête ethnographique pour exploiter les données quantitatives disponibles (dans le cas présent diverses enquêtes INSEE, comme les enquêtes " Patrimoine ", " Logement " et " Budget des familles ", ainsi que le fichier Marché Immobilier des Notaires). Mais le passage de l’analyse du matériau ethnographique à l’analyse statistique pose toute une série de problèmes, notamment celui de la mise en évidence dans les données quantitatives de l’existence de groupes familiaux et de leurs limites - au sein de la parentèle comme dans le temps : à qui et quand commence et s’arrête une logique familiale collective ? -. L’objet de cette présentation sera donc de donner un exemple des problèmes rencontrés lors d’une tentative d’exploitation de données statistiques préexistantes basée sur des questions issues du travail ethnographique : peut-on s’appuyer sur l’analyse de matériaux de terrain au-delà de la méthode ethnographique ?
Transcribing Everyday Life
In recent years, the interview has become as important a method for anthropological research as participant-observation. In this paper I explore some of the implications for the ethnographic method of what this method reveals and what it conceals. In the process, I also consider how anthropologists might best understand what neither interviews nor participant-observation captures well -- the hidden or inexpressible aspects of daily life.
La justification dans la relation ethnographique
L'ethnographe collecte-t-il des informations auprès d'informateurs ? L'ethnographe et ses interlocuteurs se rencontrent-ils pour nouer un dialogue, poursuivre une conversation ? Je souhaite me demander alternativement si le concept de justification (notamment tel qu'il a été utilisé par Boltanski dans L'amour et la justice comme compétences ) ne permet pas de décrire certaines des (nombreuses) formes d'interlocutions qui se déploient au cours d'une enquête ethnographique. Je me demanderai ainsi pourquoi les personnes que rencontre l'ethnographe lui parlent, quand il existe toujours de bonnes raisons de ne pas le faire, en faisant l'hypothèse que la justification de leurs actions et de leurs positions dans une situation conflictuelle peut être l'un des cadres à la fois productif et problématique de cette interlocution. Je m'interrogerai aussi sur les situations dans lesquelles c'est l'ethnographe qui se retrouve sommé de se justifier. Cette double interrogation menée à partir d'exemples issus de mes enquêtes menées en Nouvelle-Calédonie permet d'ouvrir la question du registre de la réalité sociale auquel permettent d'accéder des énoncés issus de situations dans lesquelles on donne ses raisons - et par la même de poursuivre la réflexion sur la nature de la compréhension dans les sciences sociales.
Les ethnologues et les archives : passion, possession et appropriation
En quelques années les " archives des ethnologues " sont devenues l’objet d’un véritable engouement, tant pour les chercheurs que pour les institutions : les consulter, les étudier ou, encore mieux, les posséder devient dans certain cas un enjeu, presque une affaire de pouvoir.
Or si la curiosité, peut-être même la convoitise des historiens des sciences, s’explique aisément, l’utilisation de ces fonds comme matériaux pour de nouvelles études ethnologiques est une démarche certainement plus novatrice mais qui suscite également plus d’interrogations.
Notre projet consiste donc à mettre en place un observatoire de l’archivage des données de terrain qui réunira les résultats d’un certain nombre d’expériences de re-visite de terrains " archivés ", expériences que nous tenterons d’analyser en collaboration avec des chercheurs de diverses disciplines et des archivistes, impliqués dans des projets ou des réflexions similaires. Chacune de ces expériences permettra d’éclairer l’une ou l’autre des facettes de la réflexion globale que nous souhaitons mener, tant sur les procédures à respecter dans l’exploitation des données que sur les conséquences de la généralisation de ces pratiques d’archivage pour les ethnologues, pour les populations qu’ils ont observées, pour la pratique de la discipline elle-même.
The project in the model : Reciprocity, social capital and the politics of ethnographic realism
In this paper I want to confront two concepts that are currently pervasive in both the theoretical and the policy orienting aspects of economic anthropology. These are the concepts of Reciprocity and of Social Capital. They are often proposed as describing the same sorts of relationships, producing abstract models of social interaction that can be tapped for governance and development objectives. However I want to underline their fundamental differences by showing the historicity of the concepts.
This reflection will address the tension between abstraction and specificity in the concepts that are produced in the social sciences. It will also highlight the tension between the political engagement of the scholars and the scientific production of causal correlations.
In anthropology, the methodology of ethnographic realism stresses the paradox between the uniqueness of specificity, and the necessary abstraction of scientific description that lays the foundations of the comparative method. Thus, the politics of ethnographic realism and conceptual design in the social sciences, hinge not only around the ‘modernity’ of the realist framework, but also around the concrete political projects that want to be promoted by particular intellectuals.
" L’œil de Moscou " Ambivalence du rapport à l’enquêteur chez de jeunes ruraux " isolés ".
La paupérisation pratique et symbolique des classes populaires contemporaines a comme corollaire une difficulté grandissante des groupes à se représenter. Selon les contextes, cette difficulté est gérée différemment ; la place donnée à l’ethnographe (appelé à donner une image du groupe) étant elle-même significative de cette gestion différenciée. A partir d’une enquête ethnographique dans un village ouvrier marqué par la crise industrielle de la France des années 1980, nous tentons de comprendre le sens d’un surnom donné à l’enquêteur par certains jeunes hommes aux débuts de l’enquête. " L’œil de Moscou " stigmatise la curiosité impétueuse en même temps qu’il est, en tant que surnom, une preuve de l’adoption relative de l’enquêteur. Il indique surtout la spécificité des craintes de jeunes ruraux à l’égard des anciens alliés de la classe ouvrière (intellectuels, mais aussi syndicalistes et hommes politiques). Au-delà de la classique difficulté du groupe enquêté à se laisser déposséder des voies de sa représentation, transparaît ainsi via le statut donné à l’ethnographe l’état d’une société locale qui peine à construire une image d’elle-même. Quand le groupe ne se dit pas ou peu, l’enquêteur doit partir en quête d’une parole enfouie. Le fait que l’usage de ce surnom ait été abandonné dans la suite de l’enquête ne fait que renforcer le constat d’illégitimité à parler de soi : la tâche me fut ensuite implicitement abandonnée.
Lorsque le propriétaire se rend chez "son" locataire: pouvoir et travail de terrain
L’ethnographie urbaine et des phénomènes migratoires, surtout dans le cas italien, est souvent caractérisée par un fort intérêt envers les populations les plus démunies et marginales. La raison que l’on avance pour ce choix est double: d’un coté les marginaux et les déviants sont au centre des "problèmes sociaux", l’un des objets fondamentaux des sciences sociales; de l’autre coté, l’étude des populations "pauvres" peut faire connaître de façon plus profonde la société dans sa totalité, par opposition ou par un jeu de miroirs. Or, il est rare que ce genre d’ethnographie admette que l’univers social des marginaux (ou marginalisés) est aussi plus accessible que d’autres, en particulier que ceux des classes aisées.
D’une certaine façon on a l’impression d’un rapport qui ressemble à celui qu’entretiennent le locataire et le propriétaire d’appartement: le premier "doit" accepter que de temps en temps le seconde fasse valoir sa légitimité en se soumettant au rapport de domination, notamment à travers le payement du loyer.
À partir de mon expérience ethnographique dans un quartier "pauvre" de la ville de Turin, " l’appartement ", j’essaierai un exercice de réflexivité. Mené par mes interlocuteurs à réfléchir au rapport de domination qui est à la base de la relation entre "enquêteur - propriétaire" et "enquêté - locataire", je propose de prendre en compte la question de l’accès au terrain en termes de "pouvoir d’accès".
Ayant conduit un travail ethnographique sur les transformations sociales d’un quartier du centre ville de Turin, j’ai pu enquêter tant des phénomènes marginaux, tels que la naissance d’une "économie de bazar" régie par des migrants marocains, que des phénomènes liés à l’appropriation des quartiers anciens par les classes dominantes, tels que la gentrification et la naissance d’une ambiance "ethnique-chic".
Or, par rapport à ces deux terrains le travail ethnographique a été caractérisé par des accès différents. L’ethnographie, en tant que frequentation profonde du vécu relationnel a été plus facile et intrusive chez les "dominés" que chez les dominants qui, à leur tour, ont privilégié des entretiens à la présence gênante d’un chercheur parmi eux.
À travers cet exercice de réflexivité on propose d’un coté de renforcer l’intérêt des sciences sociales pour les pratiques des classes dominantes et de l’autre d’augmenter les efforts théoriques et méthodologiques par rapport à la question du pouvoir d’intrusion de la méthode ethnographique.
Ethnographie sociologique et expertise de " terrain "
La confrontation des données d’une enquête de longue durée aux rapports publics sur les services publics et les quartiers " en difficulté "
La question des relations entre services publics et habitants des quartiers dits " défavorisés " fait l’objet depuis une dizaine d’années d’une expertise sollicitée par la commande publique (Comité de recherche et de prospective de la Direction générale de l’administration et de la fonction publique ; Commissariat au Plan ; services de recherche d’institutions publiques comme la Poste, la Caf etc.). De plus en plus souvent basés sur des enquêtes de type " qualitatif ", réalisées par des universitaires ou des consultants se définissant comme sociologues, ou anthropologues, les résultats de cette expertise se réclament de la légitimité de la science et de la proximité au " terrain ".
Lors de la réalisation de ma thèse, qui porte que les rapports pratiques entre classes populaires et administrations, j’ai pris connaissance de cette littérature abondante, et je l’ai prise pour objet afin d’analyser la construction d’un discours homogénéisant, misérabiliste et alarmiste sur les relations entre services publics et habitants des quartiers parfois dits " en difficulté ", mais le plus souvent " difficiles ". Ce discours est basé sur une vision des populations caractérisées par des formes de dépossession, mais aussi d’agressivité. La critique des méthodes et modes d’analyse employés montre en quoi ces rapports confortent des diagnostics institutionnels préétablis et étayent la préconisation du développement de services " spécifiques " pour des populations définies comme problématiques.
Cette analyse repose en outre sur une confrontation des conclusions de ces rapports avec ceux de mon enquête de terrain, menée pendant quatre ans au sein d’un quartier de grands ensembles et petits pavillons d’une commune de banlieue parisienne, auprès d’habitants et dans des services (poste, centre social et mairie). Elle m’a conduit à souligner l’ambivalence des relations des habitants aux institutions, relations de domination mais aussi d’intégration, en ce notamment qu’elle permettent d’avoir des " droits ". Je me suis également attachée à rendre compte de leur différenciation suivant les strates des classes populaires.
La confrontation des " résultats " d’enquêtes " qualitatives " de commande avec ceux de cette enquête ethnographique n’est cependant pas sans effet sur l’ étude sociologique des données tirées de cette dernière : cela induit en effet un durcissement des analyses, et pousse à occulter la question de la contextualisation des observations. Cette confrontation amène ainsi à s’interroger sur les modes de démonstration et de généralisation qui sous-tendent l’analyse de données ethnographiques, et sur les usages de ces analyses en dehors du cadre scientifique, usages politiques notamment.
Un ethnographe collectif? Une expérience d'enquête au Nordeste du Brésil.
Depuis les années 1970, des anthropologues du Musée National ont mené des enquêtes sur les transformations sociales dans la région des grandes plantations sucrières au Nordeste du Brésil. Il s'agissait d'expliquer et comprendre le processus qui s'était déclenché à partir des années 1950 avec le déclin du mode de domination personnelle, qui avait prévalu depuis la période colonniale, et l'éclosion d'un fort mouvement social chez les salariés agricoles. Nous avons réalisé des enquêtes individuelles classiques sur un thème précis; enquêté à deux tout en ayant chacun son thème de recherche ; travaillé en groupe sur le même sujet ; enquêté simultanément sur des thèmes différents mais en rapport avec une problématique commune. Nous avons fait du terrain pendant l'été, la période de la récolte de la canne et de l'emploi pour tous ; nous sommes revenus pendant l'hiver, le temps du chômage ; et nous étions là pendant les moments forts de la vie sociale, comme lors des grèves spectaculaires des années 80 et des occupations de terre des années 90. Dans ses écrits méthodologiques, Malinowski disait que le noyau dur du travail de l'ethnographe c'est regarder et écouter. Dans cette communication je me propose de décrire cette diversité de conditions sociales dans lesquelles nous avons écouté et regardé les hommes et les femmes dans le monde des plantations. Je veux notamment examiner les implications pour le savoir d'une telle diversité et mettre en lumière les possibilités qui se sont ouvertes pour l'accumulation de connaissances.
Comment modéliser le jeu ? Combats de coqs et relations interethniques à Raiatea (Polynésie française)
En Polynésie, le combat de coqs prend fréquemment le caractère d’un affrontement interethnique lorsque des coqueleurs chinois, commerçants installés sur l’île de Tahiti, se rendent à Raiatea pour se mesurer aux coqueleurs tahitiens. Des paris inégaux, ou " contre ", complètent alors systématiquement les paris égaux. Autrement dit, les coqueleurs chinois partent avec un " handicap " qui doit assurer l’égalisation des espérances de gain. En effet, c’est l’asymétrie structurelle entre ces deux catégories de coqueleurs, due notamment à la meilleure qualité des coqs " chinois ", qui explique l’importance des " contre ". Pourtant, tous les joueurs admettent que les coqueleurs chinois, même en prenant en compte l’effet du handicap, gagnent plus souvent. Au regard de la théorie des jeux, les parieurs tahitiens de Raiateia se comportent donc de façon irrationnelle si, en connaissant la moindre probabilité de victoire du coq " local ", ils acceptent un " contre " qui ne suffit pas à égaliser les probabilités de gain. Pour comprendre la perpétuation du jeu il est nécessaire d’admettre que les rationalités diffèrent.
Cela nous mènera à proposer une autre modélisation des combats de coqs. Nous montrerons en quoi la pratique du pari à handicap ou " contre " révèle une divergence fondamentale entre les deux appréhensions du jeu des Tahitiens d’une part et des Chinois de l’autre.
Modéliser l’économie domestique : terrains et théories
A partir d’une recherche collective qui a mobilisé économistes, statisticiens et ethnographes, sur la question de la répartition — en temps et en argent — de la charge de la dépendance des personnes âgées, on montrera comment s’enchaînent questions politiques et sociales, surprises de l’enquête ethnographique, modélisation économique et analyses des processus de décision pris dans le jeu des interactions, des prescriptions morales et des contraintes institutionnelles. Une telle recherche renoue avec l’exigence théorique en amont et en aval de la description ethnographique comme description armée. On partira de deux études de cas pour montrer les conditions de découvertes ethnographiques dont on tentera de mesurer la portée : efficacité du contrôle social suppléant l’obligation morale dans un cas de parenté faible ; dissociation entre attachement filial et héritage.